Après tout le crime n'est qu'une simple déformation du génie.

Alonzo D. Emmerich interprété par Louis Calhern | Quand la ville dort

Plan du film Quand la ville dort de John Huston (1950).

Tyler Cross - Vintage and Badass de Brüno et Fabien Nury (Page 44).

Dans le hors-série Vintage and Badass: Le cinéma de Tyler Cross (Brüno et Nury • Dargaud) Brüno Thielleux pastiche un plan du film Quand la ville dort de John Huston sur une des planches de sa BD. Ici, on reconnaît bien la posture de Dix Handley interprété par Sterling Hayden qui se cache de la patrouille de police le tout à la sauce Tyler Cross.

Quand la ville dort (The Asphalt Jungle en VO) est un long métrage américain réalisé par John Huston, et sorti dans les salles obscures le 12 mai 1950. C'est l'adaptation d'un roman homonyme de William R. Burnett publié en 1949. Ecrivain considéré par certains comme un des plus grands auteurs de son temps.

Doc' Riedenschneider (Sam Jaffe) vient d'échafauder un nouveau plan pour le cambriolage d'une bijouterie dont le butin s'élèverait à un million de dollars. Pour monter son coup, il engage Louis (Anthony Caruso), briseur de coffres, le chauffeur Gus (James Whitmore), Dix Handley (Sterling Hayden) comme homme de main et Emmerich (Louis Calhern) afin de financer l'opération. Celle-ci se déroule d'abord comme prévue, mais plusieurs petits détails et le comportement de chacun vont venir gripper la machine...

AlloCiné | Quand la ville dort

Faute de ne pouvoir tourner en temps voulu Quo Vadis ?, le tournage étant compromis en raison de la maladie oculaire de Gregory Peck, le producteur Arthur Hornblow Jr. et John Huston choisissent de porter à l'écran Quand la ville dort dont Dore Schary a acquis les droits avant même la parution du livre.

Tournant pour la première fois pour la M.G.M, John Huston trouve la plus belle équipe technique de l'époque. La beauté de Quand la ville dort est indissociable du soin apporté par le chef opérateur Harold Rosson, qui joue en véritable peintre sur la densité des noirs et des blancs. D'ailleurs des années plus tard la colorisation du film devient un vrai problème, la grande question à l'époque est, quelle couleur peut convenir à la robe de Marilyn Monroe ? ^^ De nombreux cinéastes, dont Bertrand Tavernier, s'élèvent contre la colorisation qui selon eux dénature le film et ne respecte pas les choix de l'auteur, le noir et blanc donnant aux films -noirs- l'ambiance qui les caractérise. En France, la diffusion en couleur sur La Cinq du film a provoqué un vrai raz-de-marée qui a fini au tribunal. Les ayants droit gagnent le procès en novembre 1988, mais la 5e chaîne gagne en appel en juillet 1989 et diffuse le film avec le slogan "Quand la ville dort... et rêve en couleurs", et perd finalement en cassation en mai 1991. Ainsi depuis dans l'hexagone, une jurisprudence interdit la distribution ou la diffusion de toute version colorisée d'un film contre la volonté du créateur ou de ses héritiers. Quoi qu'il en soit, c'est un crime de passer à côté de ce sublime noir et blanc !

Quand la ville dort commence par relier plusieurs individus entre eux autour d'un plan, puis les rassemble au moment du casse et nous montre ensuite leurs destinées individuelles. C'est un film sans premiers ni seconds rôles, un film qui accorde autant d'intérêt à tous ses personnages, car leur être même rend raison aux événements. Ce sont donc des plans de détails qui construisent l'essentiel du film, la cohérence de sa signification.

Deux scènes manquent dans le montage définitif par rapport au livre de W.R. Burnett: l'interrogatoire de Doll (Jean Hagen) au commissariat et la rencontre entre Emmerich et les représentants de la compagnie d'assurance. John Huston voulait en les supprimant, renforcer la densité d'une intrigue dont chaque plan et chaque phrase de dialogue semblent indispensables.

Le film marque le premier rôle de la sulfureuse et mythique Marilyn Monroe où elle interprète Angelina Phinlay, rôle qui était originalement destiné à Lola Albright. Quant à lui, Louis Calhern issu du muet, réussit sa conversion au parlant. Sa distinction lui vaut de jouer le méchant élégant. Il est l'amant véreux de Marilyn: oncle Alonzo D. Emmerich. C'est Sterling Hayden qui incarne l'homme de main Dix Handley. L'acteur, ancien combattant aux côtés des titistes yougoslaves pendant la guerre, est la cible des anti-communistes les plus virulents d'Hollywood. Pourtant il témoignera devant la commission des activités anti-américaine et s'en voudra toute sa vie.

Quand la ville dort est d'ailleurs réalisé en pleine période de chasse aux sorcières. La noirceur du film en particulier exprime à sa façon l'ambiance de délation, de trahison, et de règlements de comptes en tous genres qui a été celle des milieux du cinéma au temps du maccarthysme. Ce long métrage demeure avant tout le film de John Huston, cinéaste de caractère et de convictions qui, fort de ses succès précédents, a su imposer ses choix dont le comédien Sterling Hayden, peu apprécié des studios et vivant en marge de ces derniers.

Le film a été nommé pour l'Oscar de la Meilleure mise en scène et du Meilleur scénario, et battu, les deux fois, par Eve avec Bette Davis et coup du sort: Marilyn Monroe. Il reçoit tout de même le Prix Edgar-Allan-Poe du Meilleur scénario en 1951.

Le film a fait l'objet de plusieurs remakes: L'Or du Hollandais (1958) de Delmer Daves. L'intrigue est transposée dans un cadre westernien. Cairo (1963) de Wolf Rilla. L'action se passe en Egypte, et raconte le vol des bijoux du musée archéologique du Caire. Cool breeze (1972) de Barry Pollack. Cette dernière version appartient à la mode blaxploitation. Aucun n'approche la qualité de Quand la ville dort.

Pour moi, celui qui fait jeu égal avec le génie de Huston sur ce film, c'est Stanley Kubrick avec L'Ultime razzia en 1956, même si ce n'est pas du tout un remake, je le considère comme une sorte d'hommage à Quand la ville dort puisqu'il raconte aussi, par le truchement de la voix off d'un journaliste, la préparation minutieuse, et l'échec meurtrier et accidentel d'un cambriolage. Et comme "de" par hasard, on retrouve Sterling Hayden au casting dans un rôle similaire...

De braves gens se font cambrioler, voler, frapper, assassiner. Et ça continue vingt-quatre heures sur vingt-quatre, chaque jour toute l'année, ça n'a rien d'exceptionnel, c'est courant. Il en est de même dans chaque ville du monde moderne. Mais supposons qu'il n'y ait plus de police, honnête ou pourrie. Supposons qu'il n'y ait... que le silence. Nulle n'écoute, nulle ne répond. Il n'y a plus de bataille. La jungle a gagné... La bête humaine reprend le dessus...

Commissaire de police Hardy interprété par John McIntire | Quand la ville dort