Chien Rouge
22 oct. 2025L'art est une abstraction, c'est le moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin Maître, créer.
Paul Gauguin | Lettre à Emile Schuffenecker
Arearea de Paul Gauguin (1892).
Détours au musée de Félix Meynet (Pages 64 et 65).
Dans l'artbook Détours au musée (Meynet • Fabard Edition) Félix Meynet pastiche le tableau Arearea aussi appelé Joyeusetés de Paul Gauguin sur une planche de sa BD. Ici, je trouve que les deux tahitiennes ont des faux airs d'Uma de la série BD Les Eternels (Meynet et Yann • Dargaud).
Aujourd'hui, on met les voiles direction Tahiti, mais pas n'importe comment. On embarque dans la machine à remonter le temps de Paul Gauguin, direction 1892, pour décrypter l'une de ses toiles les plus célèbres et mystérieuses: Arearea. Alors, attachez vos paréos, on part analyser ce chef-d'œuvre qui sent bon le sable chaud et la peinture à l'huile.
Nous sommes à la fin du XIXe siècle. Paul Gauguin, la petite quarantaine, en a ras-le-bol de Paris, de la civilisation, de la grisaille et, disons-le, des conventions. Il rêve d'un ailleurs, d'un paradis perdu, pur et "primitif". Son choix se porte sur Tahiti, en Polynésie française. Il plaque tout en 1891 pour y trouver l'inspiration. C'est dans ce contexte d'évasion et de quête d'authenticité qu'il peint Arearea en 1892. Le titre, en tahitien, se traduit par "Joyeusetés" ou "Amusements". Ironique ? Peut-être un peu, on y reviendra. Cette toile n'est pas une commande, c'est le fruit de sa vision personnelle, un morceau de son âme tahitienne qu'il compte bien ramener pour épater la galerie à Paris.
Gauguin, en bon post-impressionniste, fait ce qui lui plaît. Sa technique sur Arearea est une véritable déclaration d'indépendance artistique. Vous voyez ces larges aplats de couleurs vives, séparés par des contours sombres et nets, un peu comme un vitrail ? Ça s'appelle le cloisonnisme. Gauguin l'utilise pour simplifier les formes et donner plus d'impact à la couleur. Le ciel n'est pas bleu, l'herbe n'est pas juste verte et le chien... eh bien, le chien est carrément rouge. Gauguin n'essaie pas d'imiter la réalité. Il utilise la couleur pour transmettre une émotion, une sensation. C'est le début du symbolisme, où la couleur a un sens caché. Les différents plans du tableau semblent compressés, presque empilés les uns sur les autres. Cela supprime l'effet de profondeur et nous force à nous concentrer sur la surface de la toile, sur son harmonie décorative. Avec ses dimensions de 75 x 94 cm, l'œuvre n'est pas immense, mais elle en impose par sa puissance visuelle.
Au premier plan, deux femmes tahitiennes sont assises. L'une semble jouer du vivo, une flûte nasale traditionnelle. L'autre est plus pensive, le regard un peu perdu. Elles ne semblent pas spécialement en train de s'adonner à des "joyeusetés". A leurs pieds, un petit chien rouge vif nous regarde, comme s'il était le gardien de la scène. A l'arrière-plan, trois autres silhouettes féminines se livrent à un rituel ou une danse devant une imposante statue de divinité maorie, un tiki. Le tout se déroule dans un paysage luxuriant, presque imaginaire.
Alors, "Joyeusetés", vraiment ? Le titre semble en décalage avec l'atmosphère générale. Le tableau est en réalité une construction complexe, un mélange entre ce que Gauguin a vu et ce qu'il a fantasmé.
•Le rêve d'un paradis perdu: Le premier plan représente la vie simple et quotidienne, la musique, la nature. C'est l'image idyllique que Gauguin est venu chercher.
•La nostalgie d'une spiritualité: L'arrière-plan avec l'idole évoque un monde spirituel ancien, des traditions que Gauguin sentait déjà en train de disparaître avec la colonisation. Il ne peint pas le Tahiti de son époque, mais un Tahiti rêvé, ancestral.
•Le chien rouge, ce mystère: Ce chien est un élément perturbateur. Sa couleur, totalement artificielle, nous rappelle qu'on n'est pas dans la réalité. Symbole de l'étrange, du primitif, ou simple audace de coloriste pour équilibrer la composition ? Le débat reste ouvert, et c'est ce qui fait le charme de l'œuvre.
En bref, Arearea n'est pas une scène de vie, c'est un poème visuel sur la dualité entre le réel et le spirituel, le présent et le passé, la joie de vivre et une douce mélancolie.
Après sa création, la toile a pas mal bourlingué. Gauguin la ramène à Paris et l'expose en 1893. Elle change plusieurs fois de mains au sein de cercles d'artistes et de collectionneurs avant-gardistes avant d'être acquise par l'Etat français en 1961. Aujourd'hui, vous pouvez l'admirer au Musée d'Orsay à Paris, où elle est l'une des stars de la collection impressionniste et post-impressionniste.
A sa présentation à Paris, l'accueil est glacial. La critique et le public sont déconcertés. On trouve son style "barbare", ses couleurs criardes, son dessin "primitif". On se moque de ce fameux chien rouge. Gauguin est trop en avance sur son temps. Aujourd'hui, le regard a bien sûr changé. Arearea est considéré comme un chef-d'œuvre, une pièce maîtresse du symbolisme et un jalon essentiel vers l'art moderne. Son audace a ouvert la voie à des mouvements comme le fauvisme (Matisse et ses amis lui doivent beaucoup) et l'expressionnisme.
##002871##L'artiste ne doit pas copier la nature mais prendre les éléments de la nature et créer un nouvel élément.
Paul Gauguin | Oviri, écrits d'un sauvage